DIALOGUES
DIALOGUES-XI
: Faire
apparaître des tendances lourdes ou patterns
Jean-Paul
Baquiast 15/06/2010
Dans les
précédents échanges, nous avons eu tendance,
vous et moi, à opposer l'historien scientifique à
l'historien visionnaire. En caricaturant, on pourrait dire
que le premier, animé d'un esprit analytique, dénombre
les boutons de guêtres des grenadiers impériaux,
tandis que le second, armé d'un esprit synthétique,
se laisse pénétrer par des images grandioses
s'inspirant de ce qu'il croit être le sens de l'histoire,
interprètée à la lumière de son
imagination et de sa culture. Dans la mesure où le
chroniqueur géopolitique, celui que vous êtes
par ailleurs pour l'essentiel de votre temps et celui que
je m'efforce aussi d'être parfois, ne peut se départir
d'un regard d'historien, dans la mesure où il est en
fait comme on dit un historien du temps présent, on
peut lui étendre le compliment.
On distinguera
ainsi un chroniqueur d'esprit analytique s'efforçant
de rapporter avec le plus de précision scientifique
possible tous les évènements dont il a connaissance,
sans vouloir en faire a priori des arguments en faveur de
telle ou telle thèse, et un chroniqueur visionnaire
ne retenant que les faits, fussent-ils en partie grossis par
son imagination, lui paraissant conforter sa vision du monde
et de l'histoire. On reprochera à ce dernier un engagement
qui n'en ferait pas un témoin aussi objectif que le
premier. C'est cependant lui qui, mieux que l'analyste scrupuleux,
rend le monde parlant en y faisant apparaître de grandes
tendances autour desquels s'organisent et s'expliquent les
évènements de détail.
Or la
distinction que nous résumons ici n'est évidemment
pas tenable. Elle oublie que le scientifique, quel qu'il soit,
doit élaborer des hypothèses sur le monde en
faisant appel à son imagination, y compris la plus
débridée. Il retiendra comme faits les éléments
observés confirmant ses hypothèses de départ.
Il éliminera le reste. L'hypothèse confirmée
par un nombre suffisant d'expériences pourra ensuite
être traduite en une « loi scientifique
» servant à élaborer par induction (ou
abduction) d'autres hypothèses, conduisant à
observer d'autres éléments du monde. Mais la
même chose peut être dite du visionnaire, qu'il
soit historien ou chroniqueur. Il ne laisse pas libre cours
à son imagination, s'il veut être un tant soit
peu crédible. Il ne recours pas à la Vierge
Marie ou à l'intervention d'elfes pour expliquer ce
qu'il perçoit du monde. Il utilise en fait, même
s'il n'en est pas conscient, des modèles du monde qui
fixent un cadre plus ou moins précis à son imagination.
Si ces modèles ne correspondaient pas à son
expérience, il les rejetterait pour en essayer d'autres.
C'est à partir de telles pratiques qu'ont été
élaborées depuis la nuit des temps les connaissances
empiriques ayant ultérieurement donné naissance
aux connaissances scientifiques.
Or passer
d'une connaissance empirique à une connaissance plus
rigoureuse, s'exprimant si possible selon les processus de
la recherche scientifique expérimentale, constitue
un idéal difficile à atteindre mais que nous
ne pouvons pas me semble-t-il refuser, dans une société
comme la nôtre où prolifèrent les idéologies
et les mythologies. Pour cela il convient d'identifier les
modèles du monde à partir desquels nous sélectionnons
des évènements que nous qualifierons ensuite
de faits et sur lesquels nous porterons des jugements. Ces
modèles peuvent être plus ou moins explicites
à nos propres yeux. Nous savons ainsi que nous jugeons
le monde en « occidental » doté
d'un certain niveau de vie. Nous savons aussi que nous nous
référons, bon gré mal gré, à
des philosophies ou valeurs qui nous ont accompagné
tout au long de notre vie et que nous ne saurions répudier.
Ceci nos pousse à une modestie, un relativisme de bon
aloi.
Mais il
est d'autres modèles qui structurent notre vision du
monde sans que nous en soyons conscients. Ce sont eux que
nous devrions identifier. Certains sont les produits de notre
histoire psychique individuelle et n'ont en principe pas d'intérêt
pour notre propos ici, même s'ils peuvent nous conduire
à des visions déformées, parfois paranoïaques
du monde. D'autres relèvent de ce que le cogniticien
John Casti appelle le Global Mood, c'est-à-dire l'humeur
globale, celle que manifeste un groupe d'une certaine importance
à travers des comportements collectifs (voir à
ce sujet http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/107/mood.htm
et aussi http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/107/casti.htm
). Cette humeur, selon John Casti, évolue par cycles.
Elle fluctue de l'optimisme au pessimisme et réciproquement,
sans liens précis avec les évènements.
Pour Casti, il est difficile d'analyser ses causes. Il défend
l'hypothèse contre-intuitive que ce ne sont pas les
évènements qui créent l'humeur global,
mais celle-ci qui crée ou si l'on préfère
qui donne leur sens à des faits qualifiés ensuite
d'évènements.
Nous pourrions
dire ainsi que le « oil spill » dans le Golfe
du Mexique serait passé inaperçu en période
d'euphorie (ce qui fut le cas de multiples accidents analogues
survenus alors que chacun croyait à la croissance).
Aujourd'hui, le pessimisme ambiant nous pousse à l'ajouter
à d'autres dysfonctionnements du même ordre pour
pronostiquer en s'appuyant sur eux la venue d'un effondrement
systémique. Ainsi, selon cette thèse, l'humeur
globale confère aux évènements des sens
précis, teintés soit d'optimisme soit de pessimisme,
qui déterminent en partie nos comportements et nos
jugements individuels. Nous ne pouvons pas y échapper
facilement. En effet, étant par définition inclus
dans la foule de ceux qui génèrent cette humeur
globale, nous ne nous rendons pas compte de la façon
dont elle détermine nos jugements particuliers. De
même, pour prendre une image que les ruraux apprécieront,
une plante de colza ne pourrait apprécier le parfum
enveloppant qui se dégage de la parcelle toute entière.
Nous pouvons
par contre constater les jugements qu'elle nous incite à
prendre, en l'espèce pour ce qui nous concerne, le
sens que nous sommes tentés de donner aux évènements
du monde qui viennent à notre connaissance. Que faut-il
entendre par sens? Pour prendre une terminologie quelque peu
scientifique, il s'agirait des patterns ou constantes organisant
les faits de détail et révélant des lois
hypothétiques auxquelles ces évènements
obéiraient. Nous sommes bien là dans la vision,
telle que définie en introduction. Sans imagination
créatrice, de tels patterns n'apparaîtraient
pas. Mais nous sommes aussi dans la science expérimentale,
dans la mesure où dès qu'un pattern est identifié,
susceptible de déterminer la survenance de tel ou tel
fait, il convient de vérifier si d'autres faits confirment
l'hypothèse.
La
corporatocratie américaine... et les autres
Pour éviter
de rester théorique, nous pouvons prendre notre exemple,
à vous et à moi. Nous pouvons constater que
nous sommes inclus dans un « global mood »
qui est loin de porter à l'optimisme. Le cycle s'inversera-t-il
plus tard ? Nous ne savons, mais pour le moment ce n'est pas
le cas. Ce pessimisme nous conduit à retenir des faits
et évènements dont l'interprétation confirme
notre pessimisme. Il s'agit de l'enchaînement des crises
géopolitiques, économiques et environnementales
dont nous ne pouvons pas ne pas faire le constat. En face
de cet enchainement, il nous est difficile de signaler des
évènements d'ampleur suffisante capables de
générer en nous un optimisme tendanciel. Il
y a quelques années encore, je pensais personnellement,
comme les futurologues à la Ray Kurzweil, que les technologies
émergentes et convergentes allaient provoquer tôt
ou tard une « Singularité » qui
changerait le sens de notre histoire. Mais aujourd'hui, je
crains que le train des catastrophes ne nous rattrape avant
que cette Singularité ait pu nous propulser vers une
post-humanité salvatrice.
Ceci étant,
comme nous gardons les yeux ouverts et sommes d'esprit curieux,
nous ne pouvons pas ne pas être sensibles à des
patterns de causes et d'effets dont l'approfondissement nous
permettraient de mieux comprendre la raison pour laquelle
nous ressentons intuitivement cette impression de catastrophes
en chaîne. Pour vous, sauf erreur de ma part, comme
pour moi, ce fut le sentiment que quoique nous puissions faire,
en tant que citoyens d'un pays européen, nous serions
soumis à ce qu'il faut bien nommer l'impérialisme
américain. D'une part les faits nous ont démontré
qu'en dehors d'accepter la soumission au « corporate
power » américain, ni nous ni nos enfants
ne pourrions avoir d'avenir professionnel sérieux.
D'autre part, nous avons vite compris qu'au niveau même
de l'expression nous ne serions pas entendus, dans une Europe
dont les maîtres à penser indigènes étaient
pénétrés jusqu'aux os d'idéologie
atlantiste.
Constater
la domination américaine, que vous appelez l'américanisme,
ne pouvait pas cependant pour nous rester sans conséquence.
De tous temps et partout, comme s'il s'agissait d'une loi
biologique servant de réservoir aux mutations indispensables
à l'adaptation darwinienne, toute domination suscite
des oppositions. Laissons de côté celles que
l'Empire américain a générées
dans d'autres parties du monde. Nous n'avons pas pour notre
part tenté de poser de bombes. Nous nous sommes bornés
à tenter de comprendre les patterns qui traduisent
la domination américaine - aussi bien d'ailleurs que
ceux semblant aujourd'hui la fragiliser.
Je ne
sais pas ce qu'il en fut pour vous. Mais pour ma part, je
n'ai pas pu tomber dans la facilité propre à
divers altermondialistes de par le monde, pour qui l'anti-américanisme
de principe sert de religion. Il ne faut pas être très
malin en effet pour constater que les phénomènes
de domination politico-économique caractérisant,
après l'Europe coloniale et la Russie soviétique,
l'Empire américain des dernières décennies,
se retrouvent sous des formes plus ou moins voisines dans
le sillage des nouvelles puissances émergentes. C'est
donc que des hypothèses un peu nouvelles pourraient
permettre, à supposer qu'elles soient vérifiables
et vérifiées, de mieux comprendre la course
à la domination et finalement à la catastrophe
qui caractérise les sociétés humaines
actuelles.
Vous savez
(excusez moi je vous prie de me citer) que j'ai proposé
le concept de complexe anthropotechnique pour caractériser
les superorganismes associant des humains éventuellement
encore très proches de leurs ancêtres animaux
et des technologies en développement exponentiel. Plus
récemment, pour tenir compte du fait que ces complexes
anthropotechniques comportent de grandes entreprises associées
au pouvoir politique dont elles transforment profondément
la nature, j'ai retenu le terme de corporatocratie qui commence
à se répandre dans la littérature contestataire.
La corporatocratie va au delà du « corporate
power » que vous citez souvent, car elle se substitue
directement au pouvoir technocratico-démocratique des
Etats modernes tout en conservant ses attributs. Pour rester
enfin fidèle à mon approche de l'anthropotechnique,
j'ai proposé dans un article tout récent, le
concept affreux de corporatocratie anthropotechnique (voir
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/107/cat.htm
).
Voilà
bien de quoi éloigner les lecteurs. Mais je n'ai pas
trouvé mieux à ce jour. Si les lecteurs s'enfuient,
peut-être m'en restera-t-il un avec qui discuter ces
diverses hypothèses. Je voulais dire vous-même,
mon cher Philippe.